Anaïs est au Point-Cœur étudiant-travailleur de Villejuif. Elle nous raconte son amitié avec une dame gravement malade dont elle s’est occupée dans le cadre de son travail comme auxiliaire de vie sur Paris. Une amitié reçue jusqu’au bout, jusqu’au décès de Madame B. Une expérience de fidélité et de compassion qu’elle vivra également avec les autres membres de la famille :
Je voudrais vous partager un événement qui m’a beaucoup marquée. Dans une de mes précédentes lettres, je vous confiais mon travail auprès de Madame B. Pour ceux qui lisent mes lettres depuis peu, je me permets de revenir, en quelques lignes, sur l’amitié que je lui portais.
Lors de mon arrivée à Paris, en septembre 2009, j’ai commencé à travailler comme auxiliaire de vie à domicile pour des personnes atteintes de la maladie de Charcot (Sclérose Latérale Amyotrophique). Début décembre, je commence à travailler auprès de Madame B. Sa maladie s’est déclarée en avril 2009. Dès le début, elle a commencé à avoir des difficultés à se mouvoir, puis peu à peu a perdu toute motricité. Lorsque j’ai commencé cet emploi, elle était allongée sur son fauteuil toute la journée, et avait déjà beaucoup de difficultés à parler et à déglutir. Mon travail était simple : l’accompagner douze heures par jour dans les gestes quotidiens qu’elle n’avait plus la possibilité de faire. Je travaillais seulement le lundi et le mardi, mais tout le reste de la semaine, nuit et jour, se relayaient des auxiliaires de vie. Les premières semaines furent très éprouvantes. J’aimerais vous dire qu’elles furent éprouvantes pour moi, mais je crois qu’elles le furent bien plus pour elle. Madame B. pleurait très souvent. Elle n’acceptait pas sa maladie. Et puis elle perdait peu à peu la parole, et bien souvent je ne comprenais pas ses attentes, et je mettais plus d’un quart d’heure à saisir qu’elle voulait boire ou même aller aux toilettes. Quand elle pleurait, je ne savais plus quoi faire, trop souvent je me suis énervée. En fait, je m’énervais contre moi-même, incapable de prendre sur moi sa douleur, de la décharger de son fardeau. Et du coup, mon attitude changeait beaucoup, la patience se transformait en plaintes…
Madame B. était gardienne d’immeuble dans le XXème arrondissement de Paris, immeuble dans lequel elle avait un logement de fonction. Elle était très active, avec un caractère bien trempé ! Une femme du Sud, vous voyez ?! Ça, je l’ai découvert après : un jour, elle me montre son portable. Après quelques minutes, je comprends qu’elle me demandait d’écouter le message qu’elle avait enregistré sur son répondeur. C’était la première fois que je l’entendais parler, avec l’accent toulousain !!! Au fil des semaines, une amitié a commencé à grandir entre nous. Le lundi, quand j’arrivais, je m’asseyais, lui lisais le journal que j’avais pris dans le métro, puis lui racontais la semaine passée, ma vie en communauté, les personnes que j’avais rencontrées, etc. Elle ne pleurait plus mais souriait… Je commençais ensuite le travail de la journée, lui demandais comment elle voulait s’habiller, ce qu’elle avait envie de manger. J’essayais de prendre soin de coordonner les couleurs de son pull à celles de son maquillage. C’était une femme très coquette. Je la laissais quand le kiné arrivait, temps de repos pour elle, où ses muscles étaient enfin sollicités. Puis nous regardions ensemble « les feux de l’amour »…Eh oui, je vous promets, je m’y suis mise ! Peu à peu, la communication entre nous était devenue très simple. L’association ARS lui avait donné des lunettes équipées d’un laser, et comme elle ne pouvait bouger que sa tête, elle pointait au mur des lettres pour composer des mots. Cela prenait beaucoup de temps, mais je n’avais presque plus besoin de cela… Je savais à son regard ce qu’elle voulait exactement à l’instant où elle le désirait. Puis je me souviens du jour où elle a appris qu’elle était arrière-grand-mère. Je tenais le téléphone devant elle, mis sur haut-parleur, et nous pleurions toutes les deux, tiraillées entre la joie de cette nouvelle, et le fait que Madame B. ne pourrait pas voir sa petite fille grandir. J’ai dû changer de travail en juin 2010. Cela a été terrible pour elle, elle a beaucoup pleuré à mon départ. Mais elle était toujours bien entourée, et d’autres ont pris le relais. Cependant, j’ai continué à lui rendre visite. À chaque fois, je lui amenais des fleurs rouges, sa couleur préférée, nous passions une heure ensemble, et je lui parlais beaucoup de ma mission. Madame B. est décédée dans la nuit du 6 mars 2011, après une agonie de deux ans. Elle avait soixante-trois ans. Elle laisse derrière elle trois enfants, sept petits-enfants et une arrière-petite-fille. Elle est morte dans la paix, après avoir été sous assistance respiratoire à domicile pendant deux mois. Dans la paix, car elle a expiré dans les bras d’une auxiliaire de vie qui a donné deux ans de sa vie pour l’accompagner jusqu’au bout. Sa famille n’était pas loin non plus.
Le jeudi, je suis allée veiller son corps. Le funérarium est vraiment un lieu dur. Je ne suis pas restée longtemps, j’ai prié mon chapelet à ses côtés, puis j’ai déposé une photo que j’avais prise de Madame B. Quel contraste entre son sourire photographié et son visage qui a perdu toute vie ! À cet instant, cette photo me console beaucoup, je me dis que le lendemain, lorsque ses enfants seront là pour la levée du corps, ils feront peut-être mémoire que la vie est plus forte que la mort par ce sourire immortalisé.
Avant de partir, je m’approche du corps de Madame B. Puis je remarque que sur son lit de mort, elle est habillée exactement comme sur la photo que j’ai déposée à ses pieds, prise il y a quelques mois.
Le lendemain, accompagnée de Claire, avec qui je vivais en communauté l’année dernière et qui venait souvent lui rendre visite avec moi, j’achète une rose rouge, et nous nous rendons aux funérailles. Sa fille, que je connais bien pour avoir partagé quelques journées ensemble et plusieurs discussions sur le sens de la maladie de sa mère, est là, devant l’église. Elle me reconnaît, pleure dans mes bras, et me dit « Merci, Maman t’aimait tellement, Merci de l’avoir rendue heureuse ! ». Nous sommes bien peu de chose. À cet instant, j’étais vraiment peu de chose, consciente que c’était bel et bien un Autre qui avait agi par moi. Puis nous rentrons dans l’église. La cérémonie a été très belle, très simple. Nous étions une soixantaine. Une assemblée de toutes origines et de tout horizon. Des collègues comme des locataires étaient présents. Certains viennent me saluer. Je suis dépassée par la vie de cette femme. Je pourrais vous en parler des heures, je l’ai tellement aimée. Le prêtre nous parle de la visite qu’il a rendue à Madame B. quelques jours auparavant, pour lui administrer l’extrême-onction. Il disait « C’est la première fois que je la rencontrais, mais quand je suis entré chez elle, c’est une femme pleine de vie que je voyais, une femme bien présente. Elle devait avoir une grande foi, il y avait des images de Notre-dame de Lourdes à son mur » Je souris. Je lui avais rapporté cette image d’un pèlerinage fait en août 2010.
Chers parrains, je suis bien longue aujourd’hui ! Mais permettez-moi encore quelques lignes. Il me semble ainsi faire une bonne partie de mon deuil.
« Qui fuit la réalité fuit aussi la possibilité d’une réelle plénitude de sa vie […] Si le cœur reste ouvert dans l’offrande de soi, toutes les circonstances de la vie quotidienne deviennent le lieu vers où nous sommes envoyés, elles deviennent notre terre de mission, même et surtout si ces circonstances, nous aimerions plutôt les fuir. » Don Mauro-G Lepori
N’est-il pas raisonnable de se dire que tout cela est absurde ? Je vous l’avoue, la SLA est pour moi une maladie bien aberrante. Madame B. a vécu ses derniers mois emprisonnée dans son corps, ne pouvant ni bouger, ni parler, à la fin plus respirer. Elle était réduite physiquement à l’état d’un nourrisson de six mois, et n’a jusqu’à la fin rien perdu de ses facultés intellectuelles, elle était bien présente. Mais alors pourquoi ? Quel est le sens de tout cela ?
Vous savez, il me semble que l’expérience vécue à ses côtés me console beaucoup et répond à ces interrogations inéluctables. Dès l’instant où Madame B. a décidé d’accepter, d’essayer de vivre et vivre jusqu’au bout, un changement s’est opéré. Il me semble aussi que l’Amour y est pour beaucoup. J’ai souvent entendu des personnes travaillant dans le secteur médical répéter qu’« il ne faut pas s’attacher à ses patients, aucun contact personnel n’est envisagé, il vous faut être ferme et ne surtout pas montrer vos faiblesses, attention ne vous approchez pas trop près… ». Quel dommage. Suis-je si inhumaine pour avoir laissé dire toutes ces âneries ? Est-ce que je manque tant d’audace pour ne pas les avoir remis face à la réalité ? La réalité d’hommes et de femmes, qui au seuil de la mort, ont besoin d’être aimés pour s’en aller enfin dans la paix. En regardant Madame B. aujourd’hui, je me dis que l’intégralité de sa vie a eu un sens, ne serait-ce que pour l’amitié que j’ai pu partager à ses côtés.
Anaïs Guillerm