Jean-Marie Porté, de la fraternité Molokaï, vit à Berlin depuis la fondation du Point-Cœur en janvier dernier. Voici des extraits de sa lettre circulaire écrite en avril 2010.
“Chers parrains, parents et amis,
Nous avons vécu l’hiver le plus rude du siècle, avec des températures descendant sous les moins quinze et des chutes de neige étonnantes, mais voici que le printemps commence à caresser la capitale. Aussitôt, les trottoirs se couvrent de tables de café, les pelouses de gens en T-shirt, les brunes filles d’Istanbul sortent leur voile le plus glamour pour la grillade du dimanche au parc voisin, et tout le monde se réjouit au soleil. Le noir voile de tristesse qui semblait le seul visage de Berlin, réparti uniformément sur la frénésie des centres commerciaux, sur les églises en ruine et sur les visages tendus du métro, cède la place à un peu de jouissance et de vie. Il n’en reste pas moins la solitude, un peu plus supportable simplement. L’impression peut sembler bien grise, elle est pourtant l’harmonique qui domine dans ces six premiers mois berlinois. Solitude-tristesse, qui confine parfois à la folie, comme le laissent deviner les rencontres de presque chaque trajet en métro. Elle me frappe d’autant plus que je pense souvent à cette définition du prêtre : il est serviteur de la joie des chrétiens. On voudrait remplir de joie tous ces visages sombres, en leur révélant délicatement le mystère qui les a appelés à l’existence.
C’est que le panorama de la souffrance, à Berlin, est singulièrement étendu et multiforme. Je pense d’abord à celle, omniprésente, issue de la bourrasque de haine qui a convulsé l’Europe il y a si peu de temps, et frappé tout particulièrement notre ville dans un déferlement de vengeance. Pas une personne de plus de soixante ans, que nous ayons rencontrée, qui ne vive dans des souvenirs insoutenables. Viols, exactions, lâchetés, fuite éperdue, mort et séparation, c’est pire encore que de lire Céline, car ici la violence est encore inscrite sur les visages qui nous parlent, et ne savent que répéter ces mêmes scènes, certaines si abjectes qu’elles nous en ôtent le sommeil. M., A., L., P. et S., autant d’amitiés dont à première vue nous nous serions bien passés. À cela se mêle un sentiment de culpabilité diffus qui augmente encore la cruauté de la situation. Les conséquences indirectes des mauvais rêves nazi et communiste sur les esprits sont aujourd’hui terribles : par réaction domine le refus, refus de toute vérité – « dogmatique », de toute adhésion à un groupe – « sectaire », de toute institution – « contrainte idéologique ». Barrières infranchissables qui empoisonnent la vie des gens, piègent les mots même les plus innocents, les réalités les plus transparentes.
Il y a encore la souffrance de familles déchirées, qui ne vous est pas étrangère non plus, mais semble ici particulièrement féroce. Qui a jamais entendu une grand-mère se réjouir de ce qu’elle ait pu au moins fêter l’anniversaire de sa petite-fille entre deux métros, sur le quai, pendant que la mère impatiente tirait l’enfant par la main ? Qui a jamais entendu qu’une mère seule, appelée par le proviseur pour la nième bêtise de son fils de seize ans, puisse s’entendre dire par celui-ci : « Qui est cette femme ? Je ne la connais pas » et vivre ensuite trente ans sans même connaître ses petits-enfants ?
Il y a la douleur anonyme, inexprimée, pour moi incompréhensible tant elle semble inconsolable, de ces jeunes qui refusent l’amitié parce qu’un lien leur fait peur, leur semble réduire une indépendance et une liberté d’autant plus précieuses qu’elles auront été acquises souvent au prix des ruptures les plus douloureuses. MK. nous disait un soir, confidence étonnante alors que nous ne la connaissions encore qu’à peine, « pour moi au Japon il y a dix ans, c’était le suicide ou le départ ». Elle nous est devenue chère, MK., artiste graphiste venue à Berlin avec un sac de couchage et un crayon à papier, restée à tourner dans la ville à sa descente de l’avion pendant dix jours, jusqu’à ne plus avoir de semelles, dormant sous les ponts. Elle reste un mystère impénétrable de fragilité, voletant de-ci de-là sans s’attacher, sans vouloir se poser.
Nous avons eu la chance de rencontrer des familles et des personnes qui nous introduisent aussi dans la beauté de Berlin. Il y a J. et J., qui nous ont accueillis généreusement chez eux au tout début, et maintenant nous invitent chaque mois pour nous faire voir un film sur cette ville qu’ils aiment, bien que l’un vienne de Dortmund et l’autre de São Paulo. Il y a H. et U., qui ont compris le sens de notre venue, notre soif de rencontre, et nous offrent avec simplicité des moments de leur vie de famille, entre leurs trois enfants Ja., V. et F. Parfois H., avocat et homme politique, nous donne de son temps pour régler quelque problème attenant à la gestion de l’association en Allemagne. Il y a depuis peu R. et A. avec leurs trois garçons, qui nous accueillaient le temps d’une soirée dans le magasin désaffecté qu’ils viennent d’acheter pour en faire un centre d’art et de vie sociale. C’était original. MK pour la cinquième fois organisait chez eux un « Aktion Drawing ». Elle invite pour cela des amis dessinateurs ou peintres, illustrateurs ou graphistes, ainsi que des musiciens, et étalant au mur ou par terre de grands rouleaux de papier, tout ce petit monde réalise une longue fresque, invitant passants et visiteurs à participer. Ce fut une belle soirée, où nous avons pu nous étonner encore de ces Allemands que nous connaissons si mal. Étonnant, leur sens de la beauté et leur désir d’harmonie, leur soif d’art qui les rend même prêts à faire entorse à leur ordre légendaire, jouant méchamment des coudes pour entrer dans une église bondée entendre une passion de Bach (au point de faire penser à la passion des hobbits pour les champignons, pour qui a fréquenté Tolkien). Il s’exprime encore ici dans la décoration caractéristique de l’atelier, mélange de précision parfaite et de négligence calculée qui donne au tout un charme désuet délicieux. Étonnante, leur simplicité, qui met côte à côte ce soir-là des gens de tous milieux, qui à quatre pattes avec un pinceau, qui dessinant sa fille à même le mur, qui plongé, le visage tendu, dans la contemplation de la musicienne. Étonnant, leur sens de l’éducation, qui leur permet de donner à leurs enfants un juste dosage d’intellect, de sport, d’amour des choses manuelles et, comme ce soir, d’art. Lorsque nous partons, bien tard, un double cri nous touche. D’abord Maxim, puis Mbole, une fillette tanzanienne rencontrée ce soir-là avec sa mère, absolument seule en Allemagne, qui sur le trottoir illuminé par la vitrine nous lancent : « ne nous oubliez pas ! »
Bref, nos rencontres sont très diverses, alimentant notre prière quotidienne. Il y a encore M., notre amie camerounaise, ravie de nous inviter pour des festins de tilapia et de banane plantain. N., kazakhe fraîchement convertie au christianisme, qui trouve son bonheur en venant nous donner des cours d’allemand ou de russe. S. de Corée, toute dévouée à une de ses amies atteintes de graves troubles mentaux, qui nous l’a fait connaître pour l’aider. G., N., M., tous amis artistes français atterris à Berlin. Cette famille turque croisée dans la rue, qui nous ouvre la porte avec la plus grande simplicité, nous introduisant dans leur détresse d’immigrés qui n’ont jamais maîtrisé ni la langue ni la culture de leur pays d’accueil. [...]
Avec toute mon amitié [...],”